La mise en place des groupements hospitaliers de territoire (GHT) en 2016 a profondément transformé l’organisation du système de santé français. Cette réforme ambitieuse visait à renforcer la coopération entre établissements publics de santé à l’échelle d’un territoire, afin d’améliorer la prise en charge des patients et l’efficience des structures. Cependant, sa mise en œuvre s’est heurtée à de nombreuses difficultés et contradictions, tant sur le plan juridique qu’opérationnel. Examinons les enjeux et défis posés par la création de ces nouvelles entités hospitalières locales.
Le cadre juridique des groupements hospitaliers de territoire
La loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016 a instauré l’obligation pour les établissements publics de santé de s’organiser en groupements hospitaliers de territoire. Le décret du 27 avril 2016 est venu préciser les modalités de constitution et de fonctionnement de ces GHT.
D’un point de vue juridique, le GHT n’a pas de personnalité morale propre. Il s’agit d’un dispositif de coopération renforcée entre établissements publics de santé d’un même territoire, matérialisé par une convention constitutive. Cette convention définit un projet médical partagé, une délégation ou des transferts d’activités entre établissements membres, ainsi qu’une mutualisation de certaines fonctions supports.
Le GHT est piloté par un établissement support, désigné parmi ses membres, qui assure pour le compte du groupement des missions mutualisées comme les achats, le système d’information ou la formation. Les autres établissements conservent leur autonomie juridique et financière, mais doivent coordonner leurs activités dans le cadre du projet médical partagé.
Ce cadre juridique hybride, entre coopération volontaire et intégration forcée, a suscité de nombreuses interrogations quant à sa mise en œuvre concrète. En effet, il impose une forme de subordination des établissements parties à l’établissement support, sans pour autant créer une nouvelle entité juridique.
Les objectifs et enjeux de la réforme
La création des GHT répondait à plusieurs objectifs affichés par les pouvoirs publics :
- Garantir une offre de soins graduée sur l’ensemble du territoire
- Renforcer la coopération entre établissements publics de santé
- Rationaliser les modes de gestion par la mutualisation de fonctions supports
- Favoriser les économies d’échelle et les gains d’efficience
En regroupant les hôpitaux publics d’un même territoire au sein d’une entité commune, le législateur espérait ainsi améliorer la coordination des prises en charge et optimiser l’utilisation des ressources. L’idée était de dépasser les logiques de concurrence entre établissements pour construire de véritables filières de soins territoriales.
Cette réforme s’inscrivait dans un contexte de contraintes budgétaires fortes pour l’hôpital public. Les GHT devaient permettre de réaliser des économies, notamment via la mutualisation des achats ou des systèmes d’information. Ils étaient aussi vus comme un moyen de maintenir une offre de soins de proximité, en organisant des coopérations entre petits hôpitaux et grands centres hospitaliers.
Cependant, ces objectifs multiples et parfois contradictoires ont rapidement posé des difficultés dans leur mise en œuvre concrète. Comment concilier proximité et concentration des plateaux techniques ? Comment mutualiser sans uniformiser ? Comment préserver l’autonomie des établissements tout en imposant des coopérations ?
Les contradictions juridiques dans la constitution des GHT
La création des GHT s’est heurtée à plusieurs contradictions juridiques qui ont complexifié leur mise en place :
Coopération volontaire vs intégration forcée : Si le principe de la coopération inter-hospitalière n’est pas nouveau, son caractère obligatoire dans le cadre des GHT a posé question. Certains y ont vu une atteinte à la libre administration des établissements publics de santé, garantie par la Constitution. Le Conseil constitutionnel a validé le dispositif, mais en précisant que les établissements devaient conserver une autonomie suffisante.
Absence de personnalité morale vs transferts de compétences : Le choix de ne pas doter les GHT de la personnalité morale, contrairement à d’autres formes de coopération comme les groupements de coopération sanitaire (GCS), a créé des difficultés juridiques. Comment organiser des transferts d’activités ou de personnels entre des entités juridiques distinctes ? Le recours à des conventions de mise à disposition s’est avéré complexe à mettre en œuvre.
Mutualisation vs maintien des instances locales : La loi prévoit la mise en place d’instances communes au niveau du GHT (comité stratégique, comité territorial des élus), tout en maintenant les instances propres à chaque établissement (conseil de surveillance, CME). Cette superposition a pu créer des conflits de gouvernance et une dilution des responsabilités.
Projet médical partagé vs projets d’établissement : Les établissements membres d’un GHT doivent élaborer un projet médical partagé, qui s’impose à leurs propres projets d’établissement. Cette hiérarchisation des documents stratégiques a pu être perçue comme une remise en cause de l’autonomie des hôpitaux.
Les défis opérationnels de la mise en œuvre des GHT
Au-delà des aspects juridiques, la création des GHT s’est heurtée à de nombreux défis opérationnels :
Définition du périmètre territorial : Le découpage des GHT a parfois été source de tensions, certains établissements refusant d’intégrer tel ou tel groupement. Des dérogations ont dû être accordées, notamment pour les CHU qui peuvent appartenir à plusieurs GHT.
Choix de l’établissement support : La désignation de l’établissement chargé d’assurer les fonctions mutualisées pour le compte du GHT a pu cristalliser des rivalités locales. Les plus petits hôpitaux ont craint une perte d’autonomie au profit des gros centres hospitaliers.
Harmonisation des systèmes d’information : La mise en place d’un système d’information convergent à l’échelle du GHT s’est révélée complexe et coûteuse. Les différences de maturité numérique entre établissements ont freiné cette convergence.
Mutualisation des achats : Si des gains ont pu être réalisés grâce à la massification des achats, la mise en place de procédures communes s’est heurtée à des différences de pratiques et de besoins entre établissements.
Mobilité des personnels : L’organisation de filières de soins territoriales implique une plus grande mobilité des professionnels entre sites. Cela a pu se heurter à des résistances, notamment de la part des praticiens hospitaliers attachés à leur établissement d’origine.
Bilan et perspectives d’évolution du dispositif
Cinq ans après leur création, le bilan des GHT apparaît mitigé. Si des avancées ont été réalisées en termes de coopération inter-hospitalière, les objectifs initiaux de la réforme n’ont été que partiellement atteints.
Les économies espérées grâce à la mutualisation des fonctions supports se sont révélées moins importantes que prévu. La Cour des comptes a pointé dans un rapport de 2020 les surcoûts liés à la mise en place des GHT, notamment en termes de systèmes d’information.
L’impact sur l’offre de soins reste difficile à évaluer. Si des filières de prise en charge ont pu être consolidées à l’échelle territoriale, la réforme n’a pas empêché la fermeture de certains services dans les petits hôpitaux. La crise sanitaire liée au Covid-19 a d’ailleurs mis en lumière l’importance de maintenir des capacités hospitalières de proximité.
Face à ces constats, plusieurs pistes d’évolution du dispositif sont envisagées :
- Renforcer l’intégration juridique des GHT en leur donnant la personnalité morale
- Elargir le périmètre des GHT aux établissements privés et médico-sociaux
- Assouplir certaines obligations de mutualisation pour tenir compte des spécificités locales
- Clarifier la gouvernance des GHT et le rôle des différentes instances
La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a déjà apporté quelques ajustements, comme la possibilité de créer des commissions médicales de groupement. Mais une réforme plus profonde du dispositif pourrait s’avérer nécessaire pour lever les contradictions initiales et renforcer son efficacité.
Vers un nouveau modèle d’organisation territoriale de santé ?
Au-delà des ajustements techniques, c’est peut-être une refonte plus globale de l’organisation territoriale de santé qui est à envisager. Les GHT ont montré les limites d’une approche centrée uniquement sur l’hôpital public. Une meilleure articulation avec la médecine de ville, le secteur médico-social et les établissements privés apparaît nécessaire pour répondre aux enjeux de santé publique.
Le concept de responsabilité populationnelle, expérimenté dans certains territoires, pourrait offrir un cadre plus adapté. Il s’agit de confier à un ensemble d’acteurs de santé la responsabilité de la santé d’une population donnée sur un territoire, au-delà des seuls soins hospitaliers.
Cette approche impliquerait de repenser les modes de financement, en passant d’une logique de tarification à l’acte à des enveloppes territoriales basées sur les besoins de santé de la population. Elle nécessiterait aussi de renforcer les outils de coordination entre professionnels, comme les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS).
Les contrats locaux de santé, qui associent les collectivités territoriales à la définition des priorités de santé, pourraient également être renforcés pour mieux ancrer l’offre de soins dans les réalités locales.
Enfin, le développement de la télémédecine et des outils numériques ouvre de nouvelles perspectives pour l’organisation territoriale des soins. Il permet d’envisager des modes de coopération plus souples entre établissements, sans nécessairement passer par des regroupements physiques.
En définitive, si la création des GHT a permis d’impulser une dynamique de coopération inter-hospitalière, elle a aussi mis en lumière la nécessité d’une approche plus globale et décloisonnée de l’organisation territoriale de santé. C’est sans doute à cette condition que l’on pourra réellement concilier proximité, qualité des soins et efficience du système de santé.